“Hchouma” or “Haram”?
"Hchouma ! Pourquoi ne manges-tu pas ce que grand-mère a préparé avec autant d'amour pour toi ? Ce tajine qu'elle sait que tu aimes tant... "Hchouma" !
"Haram ! Pourquoi jettes-tu ta nourriture, alors que tant de gens meurent de faim dans la rue ? Louange à Allah. Le pain et la nourriture font partie des bénédictions pour lesquelles nous devons être reconnaissants. Et tu oses la jeter à la poubelle ? "Haram !
C'est le discours récurrent que l'on m'a tenu lorsque mon anorexie a commencé à faire surface, alors même que je n’avais juste que 10 ans. Pourquoi ? Pourquoi, si j’étais à la fois "hchouma" et "haram", faisais-je ces "bêtises" ? Pourquoi, alors que j'avais la chance d'avoir ce délicieux tajine, préparé intentionnellement par ma grand-mère pour fêter l'Aïd-al-Adha avec toute la famille, refusais-je de le manger ? Comment pouvais-je oser gâcher cet événement sacré ? À l'époque, au Maroc, dominé par l'islam et les traditions, refuser de manger était soit "haram", soit "hchouma". Une attitude qui ne pouvait être interprétée que comme un manque de respect envers ma famille ou envers Dieu.
Mais personne ne pouvait comprendre que mon comportement n’était que la manifestation très superficielle de la souffrance et mal-être qui me rongeaient par dedans. Un cri de désespoir dans une recherche d’amour. La manifestation de ma croyance absurde que si je parvenais à avoir un corps de Barbie, je serais plus respectée et aimée dans mon entourage, et par ce garçon qui m’avait poignardé le cœur.
Le fait c’est que ce manque de compréhension s'est soldé par une hospitalisation d'urgence en Espagne à l'âge de 12 ans, avec un IMC de seulement 10. Les médecins doutaient de mes chances de survie. Mais contre tout pronostic, j'ai survécu. Parce que j'ai eu la chance de parler à un psychiatre qui a détecté le désastre à temps, d'avoir un passeport espagnol et une famille qui pouvait payer le traitement. Sans cela, ces lignes que vous survolez du regard n’existeraient sûrement pas aujourd'hui.
Au Maroc, comme dans la plupart des pays arabes et musulmans, les troubles du comportement alimentaire sont souvent mal connus, ignorés, ou même parfois perçus comme les caprices d'une fille gâtée ou fruit d’un châtiment divin. De la réprimande sévère à l'eau miraculeuse de Zamzam, ma famille a tout essayé.
Mais personne ne comprenait. Non pas par mauvaise intention, mais par manque de sensibilisation, de connaissances, de conseils professionnels ou de soutien, le tout combiné à un immense sentiment d'impuissance face à mon autodestruction.
Malgré que j’ai passé plus de 20 ans à danser au bord de la mort aux bras de l’anorexie, je suis encore en vie aujourd'hui. Je suis privilégiée, je le sais. J'ai été bénie par les soins et l'aide des médecins et des communautés de soutien, sans lesquels je ne serais probablement que poussière.
Mon anorexie peut être perçue comme une malédiction, un destin ou une maladie chronique. Elle a pu m'enrichir ou m'appauvrir, prenez-le comme vous le voulez. Cela n'a plus d'importance.
Ce qui a de l’importance aujourd’hui, c'est les ravages destructeurs que cette anorexie a eu sur ma santé mentale et physique. Et pas seulement sur la mienne, mais aussi sur celle de ma famille et mes amis.
Si j'écris ceci aujourd'hui, c'est parce que je veux briser le silence mortel et les stigmates associés aux troubles du comportement alimentaire, à ces « caprices de jeune fille », au sein de milieux où, bien qu'il s'agisse d'un problème croissant, ils sont encore "Hchouma" ou "Haram".
Briser le silence de la « hchouma », casser nos peurs, nos croyances, commence par partager notre propre parole, à parler en première personne. En cachant nos véritables identités, nous jouons sur la stigmatisation et associons malgré nous, santé mentale et honte.
Vous n'avez pas à vous cacher, ni à souffrir seul.
Juste osez briser votre silence.