La Fin des “Faux Semblants”
Sur le papier, parmi mes amis et mes collègues, je semble parfaite. Mais si vous avez le don de lire entre les lignes, vous découvrirez une vie dansée aux bras de la mort.
Ma quête de perfection, mon désir de contrôler mon corps et mon esprit, étaient sur le point de me tuer.
Je suis diplômée de la prestigieuse université de Harvard. J’ai travaillé au sein de nombreuses institutions de grande renommée internationale, comme Merrill Lynch, Bain & Company, Google, The Education Outcomes Fund (UNICEF) et au Massachussetts Institute of Technology (MIT). J’ai gagné de nombreuses compétitions de cross, et je suis cavalière médaillée en dressage. J'ai étudié, parmi d'autres, à ESADE Barcelone, HEC Paris, la London School of Economics. Voici mon CV.
Aujourd’hui, j’efface ma belle encre d’or pour dévoiler ce qui se cache entre les lignes. Sur mon acte de naissance est marqué le nom de Bahia, 25 juillet 1990. En février 2024, trente-trois ans après mon inscription au registre civil, je pèse 23 kg et mesure 160 cm. Ces 33 ans ont été marqués par de nombreux séjours à l'hôpital et des années de traitement. Après 23 d’anorexie, je me retrouve à nouveau hospitalisée d’urgence, enchainée entre tubes et intraveineuses, afin d’essayer de sauver ma vie suite à une hépatite grave. J'ai de la chance : après tant d’années passées à détruire ma propre santé ; un cinquième des personnes souffrant d’anorexie chronique seraient déjà mortes.
Après des années de sacrifice, agenouillée devant l'autel de mes (« mes » ou…« leurs » ?) idéaux académiques, esthétiques et professionnels, j'ai décidé d’enlever mon masque de joker, maquillé à la perfection sous ce grand sourire narquois, et de lâcher prise, d’avouer la futilité de tous ces succès si superficiels, futiles et éphémères une fois qu’on les a atteints, afin de me confronter face à ma propre réalité : Bahia a été couronnée en reine morte.
Je ne suis qu'une des 70 millions de personnes dans ce monde qui vivent (ou survivent) avec un trouble du comportement alimentaire. De ces 70 millions de personnes, 17.5 millions (25%) tenteront de se suicider. Parmi toutes les maladies mentales, les troubles du comportement alimentaire sont ceux qui ravagent le plus de vies. Le nombre de décès n'est dépassé que par l'épidémie d'opioïdes.
L'omniprésence des médias sociaux dans notre vie quotidienne ne fait que renforcer ce vertigineux fléau des troubles du comportement alimentaire. Les enquêtes du Wall Street Journal sur Facebook confirment ce que des études ont mis en évidence il y a plusieurs années déjà: la corrélation indéniable entre l’utilisation des médias sociaux et les troubles de l'alimentation.
Malgré les croyances et les stigmates, les troubles de l'alimentation ne sont pas des choix, ni issus des caprices de quelques adolescentes soucieuses de leurs images corporelles. Les troubles alimentaires ne discriminent ni par sexe, ni par profession, ni par classe sociale: hommes et femmes, personnes jeunes et âgées, hauts cadres exécutifs et ouvriers, et notamment tous parmi ceux qui recherchent activement la perfection dans chaque tâche accomplie, peuvent un jour se voir attirés par quelque comportement alimentaire qui, malgré ses conséquences néfastes sur la santé, permettent de « masquer », d’étouffer, ces voix internes qui torturent l’esprit. En effet, selon les recherches, ce sont surtout les femmes aux traits perfectionnistes et à la poursuite incessante de nouvelles performances à atteindre, qui auront tendance à satisfaire leur besoin de perfection et à compenser les émotions négatives liées au stress et à l'échec, par les sentiments positifs qu'elles éprouvent en contrôlant leur alimentation et leurs corps.
Je me retrouve dans ce profil. Vous vous y retrouverez aussi peut-être, si ce n’est n'importe lequel de vos amis, collègues, ou membres de votre famille. On porte tous nos masques de joker malgré tout.
Nous ne pouvons pas accuser les médias sociaux d'être à l'origine de la montée en flèche de l'anxiété et le stress liés aux examens, de notre course poursuite fanatique à la recherche des meilleures notes, ou de l'augmentation du burnout mental lié au travail. Dans une société régie par les impératifs stricts du perfectionnisme, chaque examen, réunion, exposé, essai ou selfie semble être une occasion d'échouer. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Le Coût de la Perfection
La proportion de personnes présentant des traits de perfectionnisme a augmenté de plus de 30 % au cours des dernières décennies. Ce "perfectionnisme destructeur" ou "prescrit socialement" est souvent source de grande anxiété, auto-boycott, dépression, troubles mentaux, et parfois même signal d’une marche au suicide. En effet, l'anxiété de performance et la peur de ne pas être parfait, peuvent entraîner bien souvent une détresse émotionnelle intense. Alors que des études ont montré que plus de 70 % des jeunes décédés par suicide avaient l'habitude de créer des attentes "excessivement élevées" à leur propre égard, les mesures du perfectionnisme excessif sont considérablement plus élevées parmi les personnes souffrant d'anorexie.
Nous devons impérativement redécouvrir qui nous sommes, rompre avec nos peurs et stigmas sociaux, afin de retrouver notre sens véritable et une identité propre, alors même que l'on patauge dans un monde d'apparences, d'étiquettes et, de plus en plus, d'écrans. Un monde qui nous encourage à nous auto-objectiver et à nous accrocher à des identités "prêtes à porter", à devenir des objets d'appétit pour les autres, à réduire notre humanité à une seule caractéristique, à des stéréotypes, et donc à encourager les autres à faire de même. Nous rivalisons pour nous vendre dans une société où tout ce qui n'est pas parfait semble être un échec.
Dans cette course à la perfection, j'ai oublié que j'avais un corps et un esprit. J'étais convaincue que je pouvais continuer à courir sans essence et avec des pneus à plat. Sur l'autel de la perfection, je me suis sacrifiée. Pour exister aux yeux des autres, j'ai cessé d'exister. Alors que mon corps se réduisait en os, j'ai lentement disparu. Jusqu'à ce que je tombe en panne.
Aujourd'hui, je reviens de loin. Sans attente de perfection ni de course à préparer. Je me sens certainement perdue sans tous ces structures, ces principes, qui avaient jusqu'à alors pavé mon chemin. Malgré ma peur et mon vertige, je sais qu'au moins, je suis mon propre chemin cette fois ci, et non plus dans une projection parfaite modelée aux désirs et prétentions d'autrui.
Fin du Paraître…et Renaissance de l’Être ?
Je sais qu'il est difficile de résister aux chants envoûtants des sirènes. Nous naviguons tous dans des directions différentes, chacun avec son équipage unique et distinct. Mais il est aussi fort probable que nous rencontrions tous ces sirènes qui nous murmureront leurs chants parfumés de rêves de gloire, rêves supposés se réaliser une fois achevée notre course infinie à la perfection, si ce n’est notre propre impératif perfectionniste qui, nourri par une cacophonie de voix internes et externes, s’érigera en obstacle sur notre chemin. Arrivés à cette conjoncture, je vous invite à être honnête et à vous interroger : Qui dirige vraiment votre propre navire ? Êtes-vous véritable capitaine à bord, ou simple marionnette ? Pour qui, et pourquoi, suivez-vous ce chemin que vous vous êtes fixé ? Naviguez-vous au gré d’un vent nourri d’attentes externes ou mu par votre propre souffle de vie ?
Ne vous laissez pas séduire par ces rêves de gloire qui ne finissent jamais –ces rêves pour lesquels vous sacrifieriez à l’autel d’autrui votre âme et votre corps. Ne vous trahissez pas à vous-même. Le flambeau lancinant de la perfection peut facilement, au moment le plus inespéré, éteindre votre propre souffle de vie.
Aujourd'hui, je partage mon histoire. J'essaie de me sauver de mes propres voix, de mes propres impératifs et mes luttes internes pour atteindre une perfection qui s’éloigne à mesure que je crois l’atteindre, à l’image de ce trésor caché au pied de l’arc en ciel. J’ai décidé de mettre fin à mon propre spectacle de faux semblants. Si vous étiez à ma place… le feriez-vous ?